A propos du traducteur
André Markowicz a renouvelé en profondeur
notre rapport la littérature russe, en nous l'approchant
dans son obscurité, ses mouvements profonds, et dans
une intuition ouverte de la langue française, une secousse
syntaxique qui a exigé de lui un travail de poète,
d'écrivain, bien au-delà de l'idée classique
du traducteur.
Entretien avec André
Markowicz et Françoise Morvan
André Markowicz est l'homme qui a fait redécouvrir
Dostoïevski - dont il termine la traduction intégrale-
et pas seulement. Il est le passeur de la littérature
russe, et avec Françoise Morvan du théâtre
russe, de Tchekhov en particulier. Parce qu'ils savent donner
aux personnages un langage en équilibre entre le proche
et le lointain, les metteurs en scène aiment travailler
avec eux. C'est à la demande de Stéphane Braunschweig
qu'ils ont traduit La Mouette, mais c'est d'abord Alain Françon
qui a monté la pièce à Annecy, puis au
Théâtre de la Ville.
André Markowicz - Et là, nous l'avons relue.
Sans tenir compte de la conception du spectacle. Puis, nous
l'avons reprise en la confrontant à des acteurs, à
des étudiants, et il y a eu une seconde édition.
Celle dont s'est servi Stéphane Braunschweig, et aujourd'hui,
Philippe Calvario. En quelque sorte, chacun d'eux correspond
à une étape de notre travail. Lisant et relisant
un texte, nous faisons en sorte d'en traduire notre lecture,
qui reste toujours à améliorer. C'est un fait
de nature, dans aucune discipline, que ce soit le théâtre,
la musique, la littérature, aucune interprétation
ne saurait inclure l' oeuvre dans son entier.
Nous travaillons avec des gens vivants, rien n'est jamais
terminé. Cela dit, il faut savoir s'arrêter.
A partir d'un certain moment, les modifications nuisent à
la mise en scène. Les acteurs doivent pouvoir accorder
une confiance absolue aux mots qu'ils ont à faire vivre.
Traduire, c 'est donc "interpréter" et non
pas "trahir". Mais comment retrouver les racines
d'un texte, son inconscient, pourrait-on dire, sans même
parler de sa musique?
André Markowicz -Tchékhov, pour les Russes,
tient une place semblable à celle de Racine en France
: il est l'emblème d'une culture. En définitive,
dans leurs pays respectifs, personne ne les lit vraiment,
puisque, quasiment de naissance, tout le monde les connaît
par coeur. Quand on en parle, on tombe tout de suite dans
les clichés, sur la psychologie des personnages, leur
complexité etc... En réalité, il existe
chez Tchékhov une sorte de compréhension, et
en même temps de contrainte, au sens moral du terme.
Mais il ne juge ni n'approuve rien. Il montre. Avec le plus
souvent, un humour déchiré, terrifiant.
Alors bien sûr, son théâtre porte des valeurs
spécifiques, mais que l'on peut saisir partout, auxquelles,
d'ailleurs, les Russes ne prêtent pas attention : ce
sont les leurs. Ils savent que leur pays est principalement
orthodoxe et ce que ça entraîne. Que Tchékhov
a vécu la fin définitive du pouvoir de l'aristocratie.
Est-ce que c'est déterminant ? Pour Les Trois soeurs
ou Oncle Vania, sans doute. Pour La Mouette, je ne crois pas.
Plus intéressante est la situation des personnages.
Ainsi, Arkadina possède-t-elle en banque 70.000 roubles.
Une somme énorme. Elle est richissime, c'est important.
Le plus important, est ce qui existe au dessus des personnages
: la structure globale de la pièce, à laquelle
nous restons absolument fidèles. Le plus important,
c'est le fait que chaque action prend, pour chaque personnage
un sens différent. C'est le comportement des personnages,
la profondeur de leurs intentions, dont souvent eux-mêmes
ne sont pas conscients. Pour chaque situation, je peux dire
et prouver le contraire : l'essentiel est de ne pas choisir,
de laisser les acteurs le faire.
Françoise Morvan -Ce que je trouve prodigieux avec
Tchékhov, c'est qu'à la vingtième lecture
à la table avec les comédiens, non seulement
on ne s'ennuie pas, mais on a l'impression de découvrir
une pièce nouvelle - et mieux encore, une pièce
qui nous amène à nous poser des questions nouvelles
à partir de petits indices qui étaient restés
invisibles.
Par exemple, à l'une des premières répétitions,
nous avons soudain compris pourquoi Treplev passe, tête
nue, un fusil à la main. On peut dire pourtant que
Tchékhov insiste, puisqu'il indique à nouveau
que Treplev revient, tête nue, et portant, cette fois,
une mouette. Au lieu de se suicider, il a tué une mouette
: la tragédie qu'il mettait en scène en se promenant
ostensiblement tête nue, est devenue une sorte de comédie
invisible à tous. Il en reste une mouette dont personne
ne sait que faire : "J'ai eu la bassesse de tuer cette
mouette..."
Mais, cette même mouette, quand on se souvient qu'au
dernier acte, l'intendant Chamraïev la sort de l'armoire
en rappelant à Trigorine qu'il lui a demandé
de la faire empailler, on se dit que Tchékhov a inséré
dans sa pièce une autre petite scène invisible:
entre l'acte II et l'acte III, Trigorine est donc venu récupérer
la mouette, pour demander à Chamraïev de la faire
empailler...
Et cet accessoire, ce symbole qui donne son titre à
la pièce, on se dit que Tchékhov, lui qui connaissait
si bien les oiseaux, ne l'a pas choisi pour rien. Et voilà
qu'on se met à chercher à quoi ça ressemble,
une mouette, en été, à cet endroit de
la Russie : et là, nouvelle surprise, on découvre
que la mouette n'est pas -pas seulement -le bel oiseau blanc
et pur qu'on imagine, symbole de la nostalgie, et de l'élan
vers les confins de l'horizon... C'est un oiseau à
capuchon sombre, à bec rouge, qui fait penser à
un masque de commedia dell'arte, image d'un théâtre
un peu factice et inquiétant.
A partir de ce qui n'est qu'un mince détail, le rôle
de Nina prend une autre signification, et nous voilà
invités à voir sous un autre angle, toutes les
réflexions des uns et des autres sur le théâtre.
En fait, nous avons l'impression d'un vaste jeu de pistes,
où chaque petit indice, pour peu que nous soyons astucieux,
nous permet de reconstituer ce que Tchékhov a mis là,
en arrière-fond, présent et absent, comme l'allusion
à Schopenhauer, les variations sur la volonté
et la représentation. Un jeu sans fin, et qui ne nous
lasse jamais, parce qu'il ouvre toujours sur un nouvel espace
de jeu...
Colette Godard
"Maintenant que j'achève
ma vie dans un trou, je me moque de moi-même, car quoi,
un homme intelligent ne peut rien devenir - il n'y a que les
imbéciles qui deviennent... On vous démontre
que vous descendez du singe : pas la peine de faire la grimace
- Acceptez-le, qu'est-ce-que vous y pouvez, c'est comme deux
fois deux - mathématique..."
(Le Sous-Sol, trad André Markowicz)
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