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Les spectacles du Cylindre Théâtre
un certain Polzounkov
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Le texte du récit

Dostoïevski, dans cette courte nouvelle où il adopte le ton de la farce, relate la tragédie d'un homme simple qui veut s'essayer à l'esprit et le découvre à ses dépends. L'appât du gain est universel. Savoir se restreindre est difficile et l'on a vite fait de pousser à bout ses débiteurs.
Alors que la vie aurait pu lui sourire, Polzounkov, un être ordinaire va par sa bêtise, se trouver obliger de mendier dans les bouges obscurs de la ville et, ainsi, confronté aux quolibets de tous.

Polzounkov fut rédigé en 1848, pour un numéro spécial de la revue Sovremmennik ("Le Contemporain"), de Nikolaï Nekrassov, par un écrivain de 27 ans, que le succès des Pauvres gens et du Double avait rendu célèbre. Le numéro fut arrêté par la censure alors qu'il était imprimé et la nouvelle de Dostoïevski demeura inconnue jusqu'à sa mort : elle ne fut publiée qu'en 1883, en appendice au premier volume de ses Oeuvres Complètes. Dostoïevski, arrêté en 1849, n'avait sans doute pas eu le temps de la confier à un autre périodique après les dissensions survenues entre Nekrassov et lui ; plus tard, à son retour de ses années de bagne en Sibérie, pris par d'autres projets, il n'avait pas jugé utile de la reprendre.

Polzounkov, intitulé Le Bouffon dans le numéro spécial de la revue Sovremmennik, se présente comme une étude "physiologique". Ce bouffon est surtout la première incarnation, en quelque sorte la matrice, aussi décisive que secrète, de ces bouffon revendicateurs, maudits, ontologiques, ces vrais et faux martyrs, ridicules et fiers de l'être, qui jalonnent l'oeuvre de Dostoïevski, depuis le héros des Carnets du sous-sol jusqu'à Marmeladov dans Crimes et Châtiment, et jusqu'au père Karamazov.

Le nom Polzounkov est signifiant : Polzoun du verbe polzat ("ramper"), signifie le "rampant" , le k semble indiquer le diminutif. Il s'agirait donc, dans le nom même du titre du récit et du personnage central, d'une sorte de petite bête rampante, d'une espèce de serpent infime, pas même assez serpent pour être dangereux, juste assez bon pour se faire écraser davantage...

"L'essai de voix" de Polzounkov est d'autant plus violent, plus haletant, plus frénétique que son géniteur/auteur, Dostoïevski reprend les thèmes fondateurs du romantisme (ici, celui du bouffon) et les fait rebondir. Son discours, mimant ces tentatives rampantes, balaie tous les canons de la littérature. Il ne s'agit en fait que d'une seule phrase, mais d'une phrase pas construite, ou plutôt construite sur des incises, des répétitions, des vulgarismes, des laideurs, des trous,... d'une accumulation d'exclamations, de points de suspension, de syncopes... bref d'une oralité populaire. Une sorte d'immense machinerie concentrée en une vingtaine de pages, pour parler du mensonge, de l'abaissement, de la plaisanterie et du rire. Comme s'il s'agissait pour Dostoïevski dans cette oeuvre mineure mais décisive, de faire un clin d'oeil à la postérité, en lui demandant d'imaginer ce que pourrait être un roman écrit selon cette méthode.
On reste saisit devant les perspectives céliniennes, faulknériennes, qu'ouvre ce récit.

Les carnets du sous-sol de F. Dostoïevski

"En fait je n'ai jamais pu devenir méchant.
Non seulement je n'ai jamais pu devenir méchant mais je n'ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil ni salaud ni honnête ni un héros ni un insecte. Car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir - il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent - se trouve dans l'obligation morale d'être une créature essentiellement sans caractère : un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée. C'est là une conviction vieille de 40 ans. Maintenant j'ai 40 ans - et 40 ans c'est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. Vivre plus de 40 ans, c'est indécent, c'est vil, c'est immoral !
Qui donc vit plus de 40 ans ? Répondez, sincèrement, la main sur le cœur !
Je vous dis moi : les imbéciles et les canailles.
Vous devez croire que j'ai l'intention de vous amuser ? Là aussi vous faites erreur.
Je ne suis pas du tout le bout-en train que vous croyez… "

"Je répète, je répète et j'insiste. J'insiste ! : les hommes normaux, les hommes d'action sont justement des hommes d'action parce qu'ils sont simples et limités. Simples et donc limités !
C'est cette limitation qui leur fait prendre les causes les plus apparentes, les plus immédiates, donc les causes secondaires pour des causes premières. Ainsi parviennent-ils plus facilement et plus vite que les autres, à se convaincre d'avoir trouvé là, la cause indubitable de leur problème. Et ça les tranquillise. Ils sont tranquilles. Et c'est là l'essentiel.
Parce que pour se mettre à agir il faut d'abord avoir l'esprit tranquille. Il ne faut plus qu'il n'y ait la moindre place pour les doutes.
Mais moi, comment ferais-je pour avoir l'esprit tranquille. Je pense. Je ne peux pas m'empêcher de penser. Je pense et je repense… par conséquent, chez moi toute cause première en fait surgir une autre plus première encore et ainsi de suite jusqu'à l'infini. La conséquence de la conscience aiguë si vous voulez.
Et quel est donc le résultat final ?
Vous n'avez rien compris ? Souvenez-vous de ce que j'ai dit sur la souris.
On dit : l'homme se venge parce ce qu'il a ses raisons. C'est donc qu'il a trouvé la raison de sa vengeance, sa cause première : la justice. Il peut donc se venger, tranquillement, avec succès, convaincu qu'il est d'accomplir un acte aussi noble que juste.
Mais moi, je n'en vois pas de justice là-dedans, je n'y vois non plus aucune vertu, et donc, si je commençais à vouloir me venger, je ne le ferai que par méchanceté.
Cette méchanceté pourrait évidemment l'emporter sur mes doutes et me servir ainsi de cause première - mais qu'est-ce que je peux faire si je n'ai même pas de méchanceté ? La méchanceté !
Il ne vous reste donc qu'une seule issue - cogner le mur pour que ça lui fasse très mal - et bon on laisse tomber parce qu'on a pas trouvé la cause première…
Il est bien possible que la seule raison pour laquelle je me prenne pour un homme intelligent c'est que de toute ma vie je n'ai rien pu commencer, ni achever, ni résoudre, je ne suis qu'un bavard, un bavard inoffensif et contrariant - comme tout le monde ?"

Les Carnets du sous sol - Editions Actes Sud - Babel, Traduction André Markowicz

Le Cyclique Théâtre