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Les spectacles du Cylindre Théâtre
Bonne soirée
note d'intention
à propos de
Régis Jauffret
paroles
monologue
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Prologue Bonne soirée
(Voix Off)

LUI
Si tu m'aimes, ce soir arrête d'exister, laisse-moi tranquille, on est des radeaux, des bateaux, jette l'ancre à l'horizon, laisse-toi couler au large, je te renflouerai demain, dans un an, quand tu me manqueras enfin.
J'en ai assez que tu me frôles, que tu me heurtes à longueurs de nuit. Je t'aime trop pour te vouloir, je te connais, je t'aime, je te sais.
Tu m'as mis au monde, je suis emmailloté dans notre crèche. Je suis ton vieil enfant, notre couple comme des langes, affreuses reliques adorées, notre chapelle, notre crypte,
à l'abri de la ville où les autres grouillent comme des loups.
Mon amour, merveilleuse salope, je viens à toi comme un coupable, nous sommes complices, cette vie misérable, prodigieuse, nous l'avons sécrétée jour après jour, cocon, mitard, affreux paradis, beau cercueil, je t'aime, à tout instant je te prononce, je te crie comme une injure.
Notre amour, ridicule, drôle...

Elle
Petit à petit toutes les amours sont drôles, le temps les rend burlesques, clowns, enviables comme des tortures, des supplices chinois.
Mon chéri, ma toupie, tu tournes devant moi, tu me distraies, tu me regardes, tes yeux m'évitent, mais ta peau est sensible à ma lumière, à travers tes vêtements mon image se faufile, elle monte à ton cerveau, elle t'obsède, je suis à tout jamais le seul programme de ta pensée.
Mon amour, mon bébé, à longueur de soirées je te surveille. Tu joues dans ton parc. Tes jouets ? Ma bouche, mes seins, mon ventre et mon sexe groseille, magicien.
Je t'ai trouvé dans une poubelle, pauvre prématuré, affamé, bleu, mauve comme une aubergine, tu avais le cordon ombilical autour du cou, un pareil bébé même une mère n'en aurait pas voulu, les orphelinats t'auraient refoulé, moi je t'ai pris, je t'ai emporté, mon amour t'a guéri mieux qu'une piqûre.
Tu es un miraculé, sans moi jamais tu n'aurais existé.
Tu te prends pour qui ? Pour quelqu'un ? Mais tu n'es rien, tu es mon amour. Pas mon bébé, pas mon chéri, mon amour. N'oublie pas que je t'aime, je t'aime, je t'aime. Alors tu existeras une autre fois, d'ailleurs tu n'as aucun besoin d'exister. Est-ce que j'existe?
Je t'aime, je t'aime, et ça suffit.
On n'a besoin de rien d'autre qu'aimer, c'est déjà assez dur, assez douloureux, et quand l'amour ne fait pas hurler on s'ennuie tant qu'on a envie de se charger comme des bêtes à cornes.
Je t'aime à la folie, je suis assez folle de toi pour te larguer, pour aller te rendre, t'échanger, contre un fauteuil à bascule, un flacon de bain moussant,
ou simplement un sourire, une vague promesse, une poignée de main.
Je t'aime, tu as compris ? Je t'aime, c'est-à-dire, rien. Je t'aime, je t'aime, je t'aime.
Tu te souviens du bonheur ? Tu te rappelles quand on était heureux ? Moi, je ne me souviens de rien, les bestioles empaillées n'ont pas de mémoire.
Je ne suis pas là, je suis partie depuis longtemps. Toi aussi. On a laissé notre place à des gens, tu les connais ? Des gogos, on leur a refilé notre couple avec l'appartement, ils ont repris les meubles, ils nous ont aussi remboursé la caution. Ils ont la même couleur, la même forme que nous. Ils sont peut-être nous. On a dû tomber dans le piège qu'on leur avait tendu, on s'est laissés avoir, on n'a pas bougé, on est toujours là, c'est notre terrier, notre nid.
Éloigne-toi, je t'aime trop. Ne parle pas, ta voix me dégoûte, on dirait qu'elle dégage une odeur. Une voix on ne la lavera jamais, alors tais-toi. Existe si tu veux, mais un peu, juste un peu, à peine, presque pas.
On est heureux, on s'aime, on forme un couple, une paire de cœurs, on a le cœur au bord des lèvres, on est lourds comme d'interminables déjeuners de Noël. Mon amour,
je t'aime, je t'aime à en vomir.
Il n'y a plus que toi, tu es le dernier homme, nous avons depuis longtemps inventé une apocalypse dont nous sommes les seuls survivants, couple replié dans un abri, couple dans l'abri du couple, notre couple, notre capsule, nous voyageons dans l'espace, l'espace, nos corps comme des planètes, nos mots à longueurs de soirées comme des tempêtes d'étoiles, des averses de clairs de lune, des trombes de couchers de soleil, le trou noir de notre lit.
Nous gravissons la vie encordés, alpinistes ficelés l'un à l'autre pour mieux nous écraser ensemble, geysers de sang siamois sur la paroi rocheuse.
Mon amour, tu seras toujours ma corde pour me pendre, et moi ta pente aride,
tu m'escaladeras jusqu'au bout sans jamais m'atteindre.
Pauvre homme, avec les hémisphères de ton cerveau qui ballottent dans ton crâne comme des bourses.
Pauvre femme perdue à l'intérieur de toi où il fait noir, noir comme dans un mec.
Toi mon tunnel, mon labyrinthe, je m'enfonce, nous nous rejoignons dans ta nuit,
on court comme des enfants, on crie, on cherche une lumière, une sortie, on s'est trop éloignés, on ne sortira plus jamais de nous, on s'aime, c'est le bonheur, la joie, il fait noir, enfer tiède, on est heureux, on plane dans le salon au-dessus du canapé comme des oiseaux d'appartement, des âmes depuis longtemps acclimatées dans leur volière.

Le Cyclique Théâtre